Grégory Bonnefont et Arthur Fourcade que l’on connaît bien à Saint-Étienne, nous proposent de découvrir « Des fleurs », libre adaptation de « Des fleurs pour Algernon », roman de science-fiction de Daniel Keyes, joué au Verso du 10 au 12 avril à 20 heures. Ce seul en scène aborde les thèmes de la santé mentale et du handicap à travers un héros, Charlie, que l’on suit dans son odyssée dans les méandres de la complexité humaine. Arthur et Grégory nous en disent plus sur ce spectacle, dialoguent, et se laissent aller à quelques réflexions.

10 ans après « Du silence », vous vous retrouvez pour cette nouvelle création « Des fleurs ». Quel bilan personnel tirez-vous de toutes ces années ?

G – C’est d’abord pour moi beaucoup de joie et de conscience. 10 années se sont écoulées, mais notre binôme est là, nous sommes heureux de nous retrouver, que notre amitié est bel et bien là au service de notre métier. La compagnie De l’âme à la vague est née il y a dix ans avec Du silence et Arthur est donc une personne fondamentale (au sens aussi de « fondement ») dans l’histoire de la compagnie et donc de son projet artistique. J’ai compris il y a peu que je fonctionne en cycle de création et que chacun de ceux-ci se composait d’un spectacle « De l’âme » précédant des spectacles « à la vague ». Avec Des fleurs nous créons le spectacle « De l’âme » du quatrième cycle de création de la compagnie. Arthur est là, en metteur en scène, Témoin et Traducteur au plateau de ces évolutions traversées au cours de ces dix dernières années.

A – Du Silence avec Grégory, c’est le véritable début de ce grand cycle professionnel dans lequel je me sens encore. Je sortais de l’École de la Comédie de Saint-Étienne, où nous nous sommes rencontrés, moi comme élève, toi comme gardien. Rencontre fondamentale et fondatrice. C’est vraiment avec Grégory que je me suis inventé metteur en scène. C’est vraiment à ses côtés que j’ai éprouvé la puissance de la relation fraternelle dans la création. De la confiance. De l’amour. Depuis cette époque, j’ai surtout été comédien. Maintenant que j’ai décidé de retourner à la mise en scène, je ne pouvais pas imaginer de meilleures façons de le faire qu’en retrouvant notre duo. Fin d’un cycle, et début d’un nouveau, c’est certain ! C’est formidable !

Parlons de la pièce « Des fleurs ». Déjà, que raconte-t-elle ?

G – Je te laisse répondre Arthur ? Moi je ne suis que comédien !

A – Avec plaisir !

En gros, le roman de 1966 parle d’un homme déficient intellectuel à qui on propose d’être le premier cobaye humain d’une expérience d’augmentation de l’intelligence. On va le suivre dans une fulgurante ascension vers les sommets de la pensée humaine.

Au sein du binôme, c’est moi qui ai rencontré cette œuvre, adolescent. C’est un classique de la science-fiction que j’ai dévoré à cet âge où l’on dévore tous les classiques de la SF quand on aime ça : Franck Herbert, Isaac Asimov, Arthur C. Clarke, Philippe K. Dick… et souvent on passe par Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes, qui tient une place à part. D’abord, parce que son appareil de science-fiction y est réduit à la portion congrue : il suffit d’accepter qu’une certaine opération de libération de l’intelligence soit possible, mais pour le reste, c’est notre monde, c’est notre présent, c’est notre humanité. Et puis son procédé littéraire est très particulier aussi : nous avons entre les mains le journal de bord du patient volontaire. C’est une pure focalisation interne, une radicale odyssée intérieure. C’est même on pourrait dire le carrefour de toutes nos odyssées intérieures, une sorte de structure élémentaire du récit intérieur de l’élévation, presque chimiquement pure. Le mythe de la conscience.

Voilà. Depuis cette époque, l’œuvre occupe un petit coin à part au fond de ma tête. Le rêve lointain de faire quelque chose de cette matière hautement théâtrale, un jour.

Et puis il y a quelque temps, quand tu m’as donné carte blanche pour t’emmener quelque part Greg, je t’ai fait lire le début du roman, à haute voix, en marchant, dans ton coin de campagne au-dessus de Rive-de-Gier. C’était une rencontre fulgurante. Une évidence. Pour suivre Charlie Gordon dans son immense grand écart mental, il faut quelqu’un de cérébral, vif, acéré – dentelle et dynamite – mais aussi quelqu’un de lent, tectonique, presque épais, sirop pour la toux. Tout ça enrobé dans un grand cœur, une curiosité, une humanité indécrottable. Dans ta première lecture, il y avait tout ça. Je ne connais pas d’acteur plus indiqué pour interpréter ce grand voyage intérieur de Charlie Gordon, dans toute sa complexité.

On s’est lancé !

Comment toi, Arthur, as-tu abordé cette pièce inspirée d’un livre ?

A- Je me suis avant tout demandé comment faire du théâtre avec cette matière. Ce choc qu’on éprouve à la lecture du roman, il est notamment produit par l’élégance du procédé littéraire : nous avons un livre entre les mains, et le livre nous dit que nous lisons un livre. Les deux livres n’en font qu’un. Cet effet de réel rapproche de nous la chaleur de Charlie. Nous le sentons près de nous. Nous le sentons écrire, à mesure que nous lisons. Sa présence et sa rédaction sont supposées par le dispositif livresque. Les fautes d’orthographe et la pauvreté syntaxique du début, qui font place à des phrases de plus en plus longues, complexes, enrichies d’un vocabulaire choisi : la personnalité fleurit réellement sous nos yeux, en direct. C’est d’une concrétude troublante.

Mon principal objectif est de trouver, avec les moyens propres du théâtre (la présence réelle et continue de l’acteur devant nous), comment refabriquer l’équivalent. Je ne peux pas en dire plus…

J’espère que nous y avons réussi !

Comment t’es-tu, Grégory, emparé du personnage de Charlie, pour ce seul en scène ?

G – A l’heure où je réponds, le processus est en cours. Il s’agit pour moi d’une rencontre avec le personnage de Charlie. Mais ce qui est troublant c’est que lui et moi nous nous ressemblons, mais cela, je laisse le public stéphanois en juger ou se laisser la possibilité de ne pas savoir ce qui relève de Charlie ou de moi. ça a toujours été étrangement troublant et amusant d’entendre dire Arthur combien j’étais “parfait” pour ce rôle. Je revois le regard amusé de certains programmateurs au moment des commissions de subventions (oui parce qu’on a besoin de fric nous les artistes pour créer, j’en profite pour remercier le théâtre Le verso, qui nous accueille pour cette création et le théâtre des Pénitents de Montbrison, deux structures qui coproduisent ce spectacle), l’air de dire « il est quand même en train de dire que tu as un petit souci du côté mental quand même non ? ». Ou alors que je suis aussi capable de réflexions assez intenses et élaborées intellectuellement. Mais je crois qu’il s’agit ici de reconnaître les deux. Pour moi, ce projet est la possibilité de reconnaître, non pas tant une différence, si ce n’est dans la célébration de l’unicité d’une personne. Sa complexité sensible se confond avec sa puissance intellectuelle. J’assume volontiers de témoigner de mes fragilités, ou du moins de mes spécificités sensibles dans le personnage de Charlie. Il se trouve que pour des raisons alimentaires et pour continuer à faire du théâtre le jour, je suis devenu surveillant la nuit dans un foyer pour adultes handicapés. C’est le boulot idéal pour observer la diversité des handicaps et leur incarnation dans des états sensibles, émotionnels et intellectuels d’une pluralité déconcertante. Nous sommes dans des temps qui cherchent à tout comprendre, tout nommer, et cela est important je ne le nie pas. Mais il ne faut pas oublier aussi cette sorte d’écoute de l’âme, qui complète l’approche médicale et sociétale, souvent plus intuitive et qui permet une rencontre directe avec l’intimité sensible de la personne. Je partage fort ces expériences nocturnes avec Arthur qui saura les utiliser dans sa direction d’acteur.

Qu’est-ce qui vous tient particulièrement à cœur ?

G – Personnellement d’être le plus sincère et authentique possible. Le processus de création du côté de l’interprète pour moi, relève du chamanisme, de l’infusion psychique et physique de sensations qu’on va tenter de retranscrire avec sincérité au public. Ce qui me bouleverse aussi avec Arthur, au-delà de notre projet, c’est au travers de celui-ci, nourrir notre recherche fondamentale quant au théâtre. À cet endroit, nous sommes dans le don à l’autre et d’une générosité absolue. La présence et son sens sur un endroit nommé plateau. Qu’est-ce que cela signifie ? Cette question, nous nous devons perpétuellement de nous la poser.

A – Hmmm…. Je me sens souvent un peu idiot, un peu décalé par rapport aux attentes sociales de mon milieu. Je me demande si notre société n’est pas extrêmement normative sur la question de l’intelligence, voire oppressante, compétitive. Il faut être le plus malin, il faut assurer. J’ai mis du temps à mettre le doigt sur cette fatigue, cette pression. De plus, je suis dans une période où je découvre et rencontre les neuro-atypies de mes enfants, c’est un sacré voyage, ça aussi.

Greg et moi, en faisant ce travail de création, nous travaillons sur nous, sur nos idioties, alors forcément, on rencontre cette question : c’est quoi l’intelligence ? N’y en a-t-il pas de nombreux types ? N’y en a-t-il pas autant que de personnes ?

Ne devrions-nous pas avoir le droit de libérer nos bêtises ? Avoir le droit d’être bête, un peu, des fois ?

En montant ce texte, nous espérons montrer que toutes les intelligences valent en soi, qu’il n’y a pas de grande règle à côté de laquelle on pourrait les mesurer, les comparer.

Ne nous trompons pas de récit : ce n’est pas parce que nous racontons une histoire d’évolution de l’intelligence qu’il y a un état meilleur qu’un autre, au-dessus d’un autre. C’est une transformation, certes. Mais l’intelligence maximale n’est pas forcément une meilleure chose que la simplicité originelle. Il y a de la plénitude partout, il y a de la joie partout.

J’espère que les spectateur.rices sortiront du spectacle avec l’image d’un Charlie réconcilié avec toutes les étapes de son évolution.

J’aimerais montrer, à travers ta générosité Greg, la flamme toujours inchangée de Charlie, quel que soit son degré d’élaboration.

La culture, et plus particulièrement le spectacle vivant, est plus que jamais essentielle à nos vies, mais dans le même temps, on apprend que l’État va encore amputer de plus de 200 millions d’euros le budget de la culture. Que ressentez-vous, que voudriez-vous dire ?

A – Je peux me permettre d’être un peu provocateur ? Si cet argent était donné à l’hôpital public, à l’école publique, à la justice sociale, à la transformation écologique, au logement d’urgence, au sauvetage en mer, ça m’irait. Tout le monde manque d’argent, et il y a des situations très graves, des désastres humains inqualifiables. Mais est-ce bien le cas ? Où part cet argent ? À quoi et à qui sert-il réellement ?

G – Personnellement en dessous de 500 millions c’est bullshit ! Non je déconne. Cela prouve une nouvelle fois la dangerosité de ce gouvernement qui traduit une ère sordide en termes de gestion des affaires publiques. Quand une Nation ne possède plus qu’en guise de fierté économique la vente des armes, au détriment des services publics de la santé, de l’éducation, de la culture, de la recherche, du monde associatif, que sais-je encore, il devient un devoir de dénoncer la dangerosité de ces gouvernements. Notre métier est un métier de lutte. À l’heure où nous répondons à cette question, nous attendons une réponse à notre candidature pour le dispositif “prendre l’air”, dispositif estival de la DRAC pour les publics empêchés ou éloignés de la culture. Nous avons candidaté auprès de la structure où je suis justement veilleur de nuit, notamment pour proposer un atelier théâtre aux résidents. C’est ça aussi la culture, qui plus est dans une société et la gouvernance qui va avec, qui meugle sur tous les toits combien il faut repenser l’inclusivité du public handicapé. Une des conséquences publiques de cette amputation (le mot est quand même bien choisi, on maltraite un secteur), c’est que ce dispositif pourrait tout simplement ne pas être financé. Alors qu’en même temps, 200 millions c’est presque une broutille par rapport aux 40 milliards de dividendes distribués aux grandes entreprises de notre pays. Mais excusez-moi, je ne suis qu’un artiste, je ne peux pas savoir parler d’argent.

Quelle est votre actualité ?

A – Eh bien mon actualité hihi c’est que, après 10 ans de vie lyonnaise, enfin, je vais m’installer à Saint-Étienne à l’été 2025, au travers d’un fantastique projet d’habitat participatif que nous avons rejoint avec ma famille, “Les Communs d’abord” sur la colline du Crêt-de-Roch. J’en suis totalement heureux ! Je suis ravi de retrouver Saint-Étienne, son énergie, sa solidarité, sa densité humaine.

G – La compagnie De l’âme à la vague est en plein boum de nouveautés. Nous serons compagnie associée aux Théâtre des Pénitents la saison prochaine et ça c’est merveilleux. Je vais rejouer cet été à Avignon Lettre aux paysans, sur la pauvreté et la paix de Giono, tout en étant aussi veilleur de nuit, ça va être une sacrée expérience !

On va bientôt publier notre site internet, enfin ! Et on attend plein de bonnes nouvelles qu’on espère fêter avec vous très prochainement. Sinon je joue très bientôt dans une pièce qui s’appelle Des fleurs, mise en scène par Arthur Fourcade qui se jouera du 10 au 12 avril au théâtre du Verso à Saint-Étienne.

Un mot pour conclure ?

G – J’embrasse Delphine Basquin, l’administratrice de la compagnie et toutes les personnes qui de près ou de loin nous soutiennent. Je t’embrasse donc cher David.

Il faut que ce gouvernement change, que notre Nation change. Que les compagnies se syndiquent, nous venons de le faire avec le SYNAVI et j’en suis ravi.

Il faut que le monde change, que la Palestine cesse de subir un régime d’Apartheid, que le judaïsme cesse d’être confondu avec le sionisme, et l’antisionisme avec l’antisémitisme, it’s necessary to put off Poutine, que Mr Biden cesse de se « trumper » ou alors qu’il parte en maison de retraite et qu’Alexandria Ocasio Cortez se présente à la Présidence des Etats-Unis.

Enfin je salue fort chacune et chacun de mes résidents qui font que mes nuits au travail sont d’une blancheur éclatante.

A – Merci ! Et venez !

G – Et oui : merci, venez !