Avec « Quand m’embrasseras-tu ? », Claude Brozzoni (Cie Brozzoni) permet au public de découvrir toute la magie poétique de l’œuvre de Mahmoud Darwich. Rencontre :

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’œuvre de Mahmoud Darwich, le plus grand poète Palestinien du 20ème siècle ?
En 2009, j’ai eu la nécessité de partir. J’ai fait un voyage de 2 000 kms à pied. À mon départ, j’avais dans la tête l’idée de travailler sur une forme de spectacle simple, dépouillé, directe. J’avais l’envie du plaisir et de l’émotionnel. J’avais aussi l’envie de chants, de paroles fraternelles, de jeu, de beauté. Quelques semaines avant de prendre la route, j’avais rencontré l’œuvre de Mahmoud Darwich, surtout ses poèmes. Darwich est l’un des plus grands poètes arabes contemporains. Il a vécu et accompagné l’histoire palestinienne de ces soixante-dix dernières années. Guerre, expulsions, trêves, couvres feu, etc. Il a porté la parole pour ce « petit » peuple à qui l’on refuse toute reconnaissance d’une terre où il puisse vivre libre. Dans ses textes, la solitude et le désarroi de l’exil exprimés côtoient l’acceptation noble et courageuse où le désespoir profond devient générateur de création, porteur d’une charge poétique intense. Sa poésie m’avait ému, sa langue m’avait touché et me faisait vibrer. Comme la situation de ce pays sans liberté. Nous avons choisi Darwich, parce que cette voix est belle, qu’elle ne se complait ni dans le cynisme, ni dans la morosité, ni dans la détresse, parce qu’elle est lyrique et humaniste, et qu’elle dit surtout l’espoir de tous et de chacun.

M. Darwich a assumé la dimension politique de son œuvre. En est-il de même pour le spectacle ?
Oui, nous assumons aussi la portée politique que véhiculent ses poèmes. Mais le choix du poète Mahmoud Darwich n’est pas fait que pour prendre une position politique contre qui que ce soit sur ce problème qui hante les jours et les nuits de la planète. Plus « petite guerre » du monde contemporain, certainement la plus longue aussi, le conflit israélo-palestinien est celui qui focalise le plus de haine et de violence dans le monde. Pour moi, la maladie de la Palestine, cette guerre frère contre frère, est le symbole d’un mal universel. A une plus petite échelle encore, elle me rappelle les guerres fratricides. Même s’il parle des violences faites au peuple palestinien, il se veut, comme le faisait Mahmoud Darwich, une main tendue entre les peuples.
De nombreux chanteurs arabes ont adapté la poésie de M. Darwich. Vous en êtes-vous inspiré ?
Non. Depuis longtemps, je travaille une forme théâtrale où la musique et le chant ont un rôle essentiel à côté du texte et de la peinture. J’ai le bonheur de collaborer depuis un certain nombre d’années avec Claude Gomez, George Baux et Abdelwaheb Sefsaf qui sont tous trois des compositeurs. La musique sur laquelle j’ai choisi de travailler est non seulement la leur, mais surtout le fruit de leur collaboration artistique, une rencontre entre des mondes musicaux différents allant du jazz à la world-music. Nous avons rêvé ensemble un espace musical qui soit le reflet authentique de notre perception de l’œuvre poétique de Mahmoud Darwich. C’est pourquoi, à part les percussions, il n’y a aucun instrument oriental. Je pense que plus l’on s’éloigne de l’illustration, de la reproduction, plus on rêve un projet à travers son expérience propre, ses sentiments, ses goûts, son ressenti, plus on se rapproche du souffle imprimé dans l’œuvre du poète.

Comment définiriez-vous le spectacle « Quand m’embrasseras-tu ? »
Je pense que c’est un spectacle très sensible et généreux qui, à travers les mots de cet immense poète, chante la langue des hommes, leur inventivité, leur générosité. Je crois qu’à sa manière, il fait renaître en nous l’espoir qu’on nous vole par la diffusion d’images et de messages d’horreur. C’est un spectacle qui réveille le cœur.

Quels ont été vos partis pris de mise en scène ?
Le plaisir, la joie, l’amour, la fraternité, la beauté ont toujours été au cœur de mon projet artistique. Mon envie était de créer un cabaret où l’on chante la beauté du monde, l’amour du monde pour les hommes et l’amour des hommes. Je voulais un spectacle d’émotions, de sentiments à la recherche d’une communion avec le public, où la parole, le chant, la musique, la peinture et la lumière étaient conviés. Notre premier engagement a donc été de faire un travail très profond sur le texte, sur la recherche de son souffle, de sa respiration, de son rythme et de sa diction. Ensuite, il a suffit de créer un espace épuré où les artistes viendraient sincèrement pour dire et raconter, un rectangle fait de beaux tapis d’Orient, avec simplement trois chaises, des instruments et une toile de fond sur laquelle un peintre peindrait en direct. Chaque artiste se trouve dans une position très frontale pour faire part de son ressenti, de ses émotions, comme dans un cabaret théâtral musical. Je pense que nous y sommes arrivés.

La culture a-t-elle une carte à jouer dans cet éternel conflit entre Israéliens et Palestiniens ?
Oui, je pense que la culture et l’art en particulier, comme chacun d’entre nous, a un rôle à jouer dans ce conflit, car il est certainement le plus dangereux qui existe sur la planète, celui qui peut déborder rapidement sur l’ensemble du monde. Plus que tout autre, il est violent car il est né de la psyché. Il vient de peurs ancestrales, « mythologiques », et est ancré au fond d’un souvenir lointain, un peu comme l’inceste. C’est la souffrance d’un monde qui, plus ou moins vite, plus ou moins silencieusement, insidieusement, se propage dans tout le corps planétaire et le détruit. L’art et la culture, par les enseignements et les valeurs qu’ils portent, doivent être en première ligne de ce combat pour une fraternité possible.

Ce spectacle rencontre a vrai succès, il tourne beaucoup en France. Comment l’expliquez-vous ?
Je suis moi-même surpris et heureux de ce succès. Peut-être parce qu’il porte la souffrance comme les valeurs de fraternité et de partage. Peut-être parce qu’il n’accuse personne et évoque une réconciliation possible. Peut-être parce que, même s’il parle de combat, il porte un regard déchargé de haine. Peut-être aussi parce que c’est un spectacle poétique qui porte la lumière et parle au cœur profond des spectateurs…

Abdelwaheb Sefsaf, comédien et chanteur, est originaire de la région. Ce passage à la Ricamarie aura-t-il un sens particulier ?
Oui, parce qu’il est un comédien et un chanteur emblématique de la région et qu’il est très heureux de jouer dans cette ville où il a grandi, où il s’est forgé, et parce qu’il y aura sa famille et ses amis, et les personnes chères de ses origines, sa mère et son père. Il va certainement voir défiler des images qui lui appartiendront en propre. Ce sera certainement un moment très intime pour lui. Pour tout cela, la Ricamarie sera donc une ville très importante de la tournée, et pour nous tous, membre de l’équipe artistique, un moment de partage très particulier avec Abdelwaheb.