Je viens de voir le nouveau film de Nicolas Winding Refn, « Only god forgives », avec Ryan Gosling, présenté au récent Festival de Cannes. J’ai un peu la même impression qu’après la projection de « Unchained » de Quentin Tarantino…Comme un petit sentiment de m’être fait roulé dans la farine par le rouleau compresseur médiatique. Je m’explique : Encensés par la critique nationale ou parisienne, ce qui est la même chose, ces deux films reposent exactement sur le même principe : un scénario aussi développé qu’un vulgaire épisode de Navarro sans aucune forme de complexité narrative ni de degré d’interprétation et une explosion de violence magnifiée par une mise en scène experte. C’est évident, W. Refn et Tarantino savent filmer. Et sans vouloir faire de la psychologie de comptoir, nul doute que ces deux spécimens ont quelques soucis ou complexes à régler à travers cette fascination pour l’ultra violence. Que ces deux pervers machos soignent leurs angoisses existentielles et sexuelles à travers ces réalisations ne me pose aucun problème. Ce qui me gène, dans ce système corrompu, c’est qu’on les désigne clairement comme de vrais « génies » et on fait de leur « merde », dans le sens noble du terme celui jadis inventé par Piero Manzoni, des œuvres artistiques exemplaires. La violence a toujours intéressé les cinéastes, « Orange Mécanique » date de 1971… mais sa banalisation pose aujourd’hui question.

Lorsqu’on voit sur internet, la vidéo d’un jeune homme anglais d’origine nigériane, né et élevé dans une famille issue de la classe moyenne, donc étranger à toutes les thèses sur le déterminisme social ou ethnique, parader avec un hachoir ensanglanté après avoir découpé un soldat britannique allongé sur le bitume à quelques mètres de celui qui tente de justifier son crime odieux, comment ne pas éprouver au moins une gêne, au pire, un profond dégoût pour ce que nous sommes devenus. Lorsque, quelques jours avant, toujours sur internet, on pouvait voir un « Djihadiste Libyen », ceux-là même que les gouvernements anglais et américains soutiennent, dévorer le cœur de sa victime au nom d’Allah, comment ne pas éprouver au moins une gêne, au pire, un profond dégoût pour ce que nous sommes devenus. Cette accessibilité à la violence la plus extrême la rend banale, et au final, acceptable. Mais loin de vouloir jeter la pierre à ces fous de dieux ou aux deux cinéastes précités, il me semble que cette dérive obscène débute précisément en 2004 avec la publication, toujours sur le net, des photos mettant en scène l’humiliation et la torture des soldats ou rebelles irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb, lors de la guerre d’Irak, par une poignée de militaires décérébrés américains. Non pas que la violence des conflits passés fût bien plus douce mais cette exposition publique planétaire, sans aucune forme d’accompagnement pédagogique, coïncide précisément avec l’avènement d’internet. Nous avions eu les prémices de cette dérive avec le faux massacre de Timisoara, en 1989…La démocratisation sans frein d’internet a définitivement ouvert la boîte de Pandore.

Un ou deux clics suffisent aujourd’hui à n’importe qui pour se retrouver en face d’images ou de vidéos d’une cruauté sans nom. Cette proximité avec la violence accentuée par d’autres médias, telle la télévision qui n’a attendu personne pour sublimer la vulgarité ou la violence psychologique ou morale, les jeux vidéos qui ne connaissent aucune limite dans leur hyperréalisme et donc le cinéma ! Combien de personnes inutilement ou perversement tuées dans « Unglorious Bastards » ? Nous l’avons non seulement banalisé, mais elle nous est devenue ordinaire. Nous avons supprimé les dernières barrières qui permettaient à quelques-uns, les plus démunis intellectuellement parlant ou à l’inverse les plus fourbes, de ne pas franchir l’infranchissable, le passage à l’acte. On a cru cette proximité avec la violence inoffensive. Or, elle s’avère particulièrement dangereuse d’autant qu’elle s’épanouit, comme une bactérie malfaisante, dans un contexte économique et social d’une violence toute aussi inouïe. Car cette violence économique et sociale est certaine, magnifiée par les crises financières et monétaires, et agit de concert avec cette autre forme de violence animale et bestiale décrite plus haut.

J’aime rappeler cette scène prémonitoire du film « La nuit des morts-vivants » sorti en 1968… Une poignée de rescapées sont enfermés dans un centre commercial avec les morts-vivants tout autour. Impossible de s’échapper. L’un des personnages se demande pourquoi les zombies s’agglutinent ainsi autour du centre commercial. Un autre personnage lui répond « Ils faisaient déjà ça quand ils étaient vivants. Ce n’est qu’un souvenir, un réflexe… ». Dans le même ordre d’idée, on pourrait relire les textes ou les déclarations de Pier Paolo Pasolini quant à la société de consommation, l’homogénéisation sociale et de sa conséquence, l’acculturation générale. Ne sommes-nous pas devenus des zombies à notre tour, car après tout, ne sommes-nous pas responsables, collectivement, de l’assassinat de ce soldat britannique par cet anglais d’origine nigériane converti à la folie religieuse…Au fond, à qui profitent toujours ces crimes ?