Nous pouvons à nouveau visiter les expositions de certaines galeries et quelques musées ont enfin rouvert. Un petit pas certes mais tellement attendu. Le numérique peut pallier un temps pour combler notre soif de culture, mais il ne saurait remplacer l’émotion que l’on éprouve devant une œuvre d’art. Tous les sens sont en éveil. La matière, les traces, L’odeur, l’énergie qui se dégage de l’œuvre, la beauté plastique, l’intention, la créativité… dans toutes ses expressions l’art contemporain nous connecte à notre époque. Il en dessine les contours, nous interpelle, nous provoque, nous bouleverse, nous offre un autre point de vue.

Rémy Jacquier, présent à la galerie stéphanoise Ceysson & Bénétière est de ceux-là. Il réalise à la fois des sculptures, des dessins, des installations et des performances qui se fondent sur un système très personnel d’équivalences avec la littérature, la science ou la musique. En jouant sur des notions de déplacement, ses œuvres mettent en forme les articulations de la pensée, le cheminement de l’idée. Son travail trace d’étranges trajectoires et invite le spectateur à parcourir une pensée comme on traverse un paysage. Voici quelques images de son travail et un texte plus détaillé écrit par le critique d’art Karim Ghaddab.

L’Organologie de Rémy Jacquier

Les modes d’élaboration des oeuvres de Rémy Jacquier reposent en grande partie sur des procédures très rationnelles pouvant se ramener à l’idée de mesure. L’intérêt de l’artiste pour la musique, la danse et l’architecture disent, bien sûr, le souci de la métrique et de la rythmique, mais l’omniprésence des nombres, de la transcription et des sources scientifiques renvoie plus largement à l’ambition, finalement très classique, d’une mesure du monde. Les volumes architecturaux (terme que Jacquier préfère à celui de « maquette », puisque ces sculptures sont leur propre finalité et ne sont pas destinées à être construites, même hypothétiquement) sont conçus selon des règles strictes. Quelles que soient les séries, la forme des différents éléments et leur arrangement sont déterminés par des opérations de traduction (de notations graphiques, de textes, de signes en brailles…) qui font que, une fois le protocole déterminé, l’exécution de la sculpture ne laisse que peu de part à l’improvisation. La forme des trompettes et autres instruments de musique que Jacquier fabrique est souvent la reprise en volume du schéma de l’oreille interne d’animaux, puisé dans des encyclopédies scientifiques. Les dessins de la série des Phosphènes présentent des impacts correspondant à la suite des nombres premiers : deux impacts sur un premier dessin, trois impacts sur un second dessin, cinq impacts sur un troisième dessin, sept impacts sur un quatrième dessin, onze impacts sur un cinquième dessin, treize impacts sur un sixième dessin, etc. Le principe de la suite algébrique n’est pas sans rappeler la suite de Fibonacci, notamment utilisée par Mario Merz. Que le dessin symbolise – par opposition à la couleur ou à la matière – un idéal de maîtrise conceptuelle ne surprendra ni les connaisseurs de l’art classique, ni les amateurs de l’art minimal.

Pourtant cette approche ne représente qu’un aspect du travail de Rémy Jacquier. Dans cet oeuvre, la multiplication des règles, des procédures et des contraintes (dont le détail technique demeure souvent obscur pour le regardeur) ne semble justifiée que par le désir de transgresser la règle, de déroger à la procédure, d’échapper à la contrainte. Formellement, les dessins de Jacquier sont d’ailleurs à l’opposé d’une abstraction géométrique : ce ne sont que grouillements, tourbillons, grisailles, formes hybrides et non identifiables. Des dessins comme D’après, D’encore ou De plus sont plus proches des grotesques et des caprices (Signorelli, Callot, Goya…), en plus grouillant encore, que d’une grille moderniste (même si la grille y figure bien, comme graphisme à main levée ou comme trame). Cette dimension subversive à l’égard de l’ordre rationnel est portée par le dessin dès le XVe siècle, Joselita Ciaravino indiquant que « ce qui s’était toujours imposé comme instrument de définition de la forme, se met à concerner aussi l’indéfini. Comme s’il était maintenant question d’une forme qui détient justement son identité de son manque de contour, de son état de tache (macchia), de son inscription dans l’informe ». Sur de nombreux points, Jacquier fomente paradoxalement un semblable lâcher prise. Bien qu’il dessine très près de la feuille de papier, à quelques centimètres, comme pour voir au mieux ce qu’il fait, dans le même temps, il travaille sans ses lunettes, recherchant ce qui « brouille la vision ». Il en va de même pour la sculpture : « Lorsque je commence à réaliser un instrument, déclare-t-il, je ne sais jamais quel son il va produire. » Un principe d’incertitude semble s’insinuer dans les procédures les plus normées, si bien que le résultat demeure toujours imprévisible, comme si la forme était minée par une démesure qui pousse de l’intérieur.

Philippe-Alain Michaud relève que cette recherche de la perte partielle du contrôle a partie liée avec les linéaments du dessin. « Ce n’est pas une forme préconçue qui guide la main de l’artiste, ni même, dans le cours de l’exécution, l’établissement de liaisons entre les différentes étapes ou les différents points du dessin. Le tracé reste constamment partiel : l’effet de composition n’intervient qu’après coup. L’artiste ne décide ni de l’orientation, ni de la durée de son trajet, et le fil qu’il doit suivre dans l’obscurité ne le conduit pas à la forme achevée : il suit un mouvement de retour vers cette zone indistincte où le visuel se rattache à l’inconnu. » En effet, chez Jacquier, même l’orientation du dessin n’est décidée qu’après coup. Au cours de sa réalisation, la feuille est travaillée à plat, en tous sens, abordée par les quatre bords. Éric Suchère observe que « les dessins n’apparaissent pas comme composés – dans le sens de : mise en équilibre ou en tension de différentes masses – mais compostés : tas liés d’une plus ou moins grande densité, sédimentations agglomérées ». Quant aux volumes architecturaux, les modules qui les composent ne sont pas assemblés jusqu’à obtenir une forme achevée qui existerait au préalable, conforme à un plan (d’architecture) ; c’est au contraire leur aboutement qui produira organiquement, comme par défaut et de manière inattendue, un volume global.

Tous les dessins de Jacquier sollicitent le corps. Pour la série des Phosphènes, l’artiste lance une balle de tennis sur un apprêt de fusain et de pastel sec et c’est l’impact de la balle qui, en chassant les pigments, produit une auréole claire. Poudre noire, balle et impact, ou l’effacement radical ! Le geste – plus ou moins contrôlé – occasionne donc une sorte de gommage brut, en forme de cercle, au centre duquel subsiste un point de poudre de fusain concentrée qui n’a pas été chassée par le choc. Ce point noir au milieu d’un cercle blanc s’apparente autant à une pupille qu’à une tâche persistant sur la rétine. L’image du corps – du moins de l’organe de la vision – fait retour de manière inattendue, comme celle de l’ouïe – l’oreille interne – dans la forme des trompettes construites par Jacquier.

Pour exécuter les plus grands dessins, l’artiste travaille au sol, couché sur la feuille, le nez collé contre le papier, griffonnant avec le fusain. Il arpente ainsi son dessin, rampant et se retournant, effaçant avec son corps ce qu’il vient de tracer, créant des zones grises de densités différentes, comme des brumes sales sur lesquelles il intervient à nouveau pour repréciser ou réorienter une forme, lors d’un autre passage… Jacquier travaille véritablement immergé dans son dessin, comme le personnage peint par Shitao dans L’ermite loge au coeur du tableau. Un autre peintre chinois de la dynastie Ming, T’ang Chih-Ch’i, insiste sur le lâcher prise et sur un déplacement mimétique étranger à la culture artistique occidentale : « Lorsque le peintre possèdera en lui la nature et l’esprit de l’eau, son pinceau recréera avec vivacité tous les mouvements d’un cours d’eau, la manière dont les vagues se heurtent ou se succèdent, dont elles s’incarnent de multiples formes fantastiques. » Là où la tradition occidentale oscille entre la copie d’un modèle extérieur et l’expression d’un état intérieur, la pensée chinoise admet un moyen terme : une réversibilité de l’intérieur et de l’extérieur. Le souffle, essentiel à cette pensée, est aussi ce qui traverse les trompettes de Jacquier et ce qui, avec l’impact des balles de tennis, chasse la poudre noire des grands dessins.

Le son (des instruments de musique) et la poussière (du fusain) possèdent en commun la capacité de retourner sans cesse les espaces, du confiné à l’ouvert, de la résonance à l’expansion, de -s’insinuer partout, faisant ainsi écho à l’oreille interne des trompettes de Jacquier, comme aux Pavillons des volumes architecturaux. Outre son acception mathématique et son sens biologique, le mot sinus désigne, en latin, tout ce qui est courbe ou animé d’un mouvement giratoire, mais aussi plus spécifiquement les détours d’un serpent, les plis d’une toge, les entrelacs d’une toile d’araignée ou encore des cheveux frisés ou tressés ; toutes choses que l’on devine dans les lacis obscurs des dessins de Rémy Jacquier.

Karim Ghaddab

 

Galerie Ceysson & Bénétière

8, rue des Creuses

42000 Saint-Etienne

www.ceyssonbenetiere.com